X
Captivité
Calvin ne remarqua pas tout de suite qu’il était pris au piège. Avec sa bestiole, il suivit Danemark dans Blacktown, le quartier de Camelot dévolu au cantonnement des esclaves qualifiés dont on louait les services, et où ceux de confiance qui effectuaient des courses pour les propriétaires extérieurs à la ville pouvaient prendre pension. Blacktown n’était pas grand, mais il débordait de ses limites officielles à mesure qu’un entrepôt après l’autre était réquisitionné et s’augmentait de chambres aux étages – le tout illégalement et sans enregistrement – où défilait un flot ininterrompu d’esclaves.
C’est dans un de ces entrepôts juste à l’extérieur de Blacktown que se rendit Danemark, et Calvin le suivit. Un escalier branlant dans le bâtiment menait à un grenier rempli d’un bric-à-brac invraisemblable. Des planches, des meubles, du feuillard et de la ferraille, de vieux vêtements, des cordes, des filets de pêche et toutes sortes d’autres bricoles hétéroclites pendaient à des crochets dans les solives. Il fut d’abord intrigué – qui passerait son temps à relier tous ces machins entre eux ? – puis il comprit ce qu’il voyait : des versions grand modèle des objets noués que Danemark avait récoltés auprès des esclaves nouvellement débarqués.
Il allait réintégrer son corps afin de raconter à Honoré ce qu’il avait découvert et où, lorsque le bric-à-brac s’ouvrit soudain sur une lumière éblouissante. Il poussa une exclamation d’étonnement puis se rapprocha et s’aperçut qu’elle se composait de milliers et de milliers de flammes de vie retenues dans un filet évidemment suspendu à un crochet dans le plafond.
Quelle espèce de filet pouvait retenir des âmes ? Il s’approcha davantage. Les flammes individuelles étaient beaucoup plus petites que celles qu’il avait l’habitude de voir. Comme si souvent jusque-là, il regretta de ne pas savoir lire en elles à la façon des torches. Elles restaient un mystère pour lui.
Sa vision lui donnait cependant certains avantages sur Margaret. Il distinguait le réseau solide de cordes nouées qui retenait les flammes de vie. Un examen plus attentif lui permit de voir que chaque flamme dansait comme celle d’une bougie au-dessus des petits objets qu’Honoré et lui avaient vu Danemark récolter auprès des esclaves frais débarqués. Le filet n’avait sans doute rien du tout de magique.
Là-dessus, Calvin recula, s’attendant à regagner instantanément son corps afin de rendre compte à Honoré. Il voulut même parler. Mais ses lèvres refusèrent de bouger. Ses yeux n’y voyaient plus. Pétrifié, il contemplait les flammes de vie avec la vision de sa bestiole au lieu de regarder la rue avec la sienne propre.
Non, pas tout à fait. Il avait une vague conscience de la rue, comme s’il la distinguait du coin de l’œil. Il entendait également les bruits ambiants, la voix d’Honoré, mais, quand il voulait écouter, autre chose venait à chaque fois le distraire. Il n’arrivait pas à fixer son attention sur Honoré, à se concentrer sur ce qu’il voyait. Il revenait sans cesse au filet et aux nœuds malgré tous ses efforts pour s’en arracher. Il sentait ses jambes se mouvoir comme si elles appartenaient à un autre. Il devinait, au son de sa voix, qu’Honoré commençait à s’affoler, mais sans rien saisir de ce qu’il disait. Les mots lui entraient dans la tête mais, à peine la dernière syllabe prononcée, il en avait déjà oublié la première. Rien n’avait de sens.
Avec une terreur panique, il comprit alors que l’avertissement d’Honoré n’était pas une parole en l’air. Ce filet était conçu pour attraper les âmes – des bouts d’âmes en tout cas –, les retenir et empêcher qu’on les trouve. Calvin y avait projeté une partie de la sienne et maintenant il n’arrivait plus à s’en dégager.
Eh bien, c’est ce qu’on allait voir. Les filets sont faits de corde ; la corde est faite de brins torsadés et tordus ensemble ; les brins sont filés à partir de fibres. Calvin connaissait parfaitement tous ces détails. Il se mit aussitôt au travail.
*
Danemark Vesey jeta un regard mauvais à Gullah Joe, mais le vieux sorcier ne parut même pas le remarquer. On disait que certains Blancs avaient un léger mouvement de recul en voyant passer Danemark avec une mine pareille. Même ceux qui aimaient asticoter les Noirs, comme sur les quais un peu plus tôt, évitaient de se frotter à lui quand il affichait un air aussi méchant. Il les avait laissés le bousculer un peu aujourd’hui parce qu’il devait montrer aux nouveaux esclaves comment garder les Blancs dans de bonnes dispositions. Mais il bouillait quand même d’une rage qu’il emmagasinait dans son cœur.
Rien à voir cependant avec la rage qui habitait le filet d’âmes suspendu à moins de dix pas devant lui. Ceci parce que Danemark n’était l’esclave de personne. Il n’était même pas complètement noir. C’était le fils d’un de ces rares propriétaires qui se sentaient une espèce de responsabilité paternelle envers les enfants qu’ils engendraient chez leurs femmes de couleur. Celui-ci avait accordé à chacun de ses bâtards métis la liberté et une leçon de géographie, puisqu’il leur avait donné à tous un nom de pays européen. Peu d’entre eux restaient libres, tout de même, s’ils s’avisaient de s’écarter de la plantation de monsieur Vesey près de Savannah. À quoi rime la liberté quand on est obligé de vivre avec les esclaves, de travailler parmi eux, et qu’on n’a pas plus le droit de s’en aller ?
Pour Danemark, elle rimait à quelque chose. Il n’allait pas s’éterniser dans la plantation. Déjà tout petit il avait compris le sens des lettres, puis mis la main sur un livre et appris tout seul à lire. Il avait appris à compter auprès du cousin de son père, un étudiant français qui se cachait à la plantation parce qu’il avait participé à un rassemblement anti-napoléonien à l’université. Le jeune homme se prenait pour une espèce de héros des opprimés, mais tout ce qui intéressait Danemark, c’était apprendre à décoder les mystères dont se servaient les Blancs pour maintenir les Noirs dans la soumission. À dix ans, il tenait les livres de la plantation, seulement son père et lui devaient garder la chose secrète, éviter même d’en parler au contremaître blanc. Son père lui tapotait la tête et le félicitait, mais les félicitations donnaient à Danemark l’envie de le tuer. « Ça prouve bien que le sang de ta maman noire ne peut pas laver toute la cervelle héritée d’un papa blanc. » Son père continuait de coucher avec sa mère et de lui faire des enfants, et il savait qu’elle n’était pas bête, mais il tenait malgré tout ce genre de propos, ne lui témoignait aucun respect, quand bien même ses enfants à elle étaient plus futés que les petits crétins de gringalets que lui donnait son épouse légitime.
Danemark entretenait sa colère, et grâce à elle il se sentait libre. Il n’allait pas finir dans cette plantation, dame non. La loi disait qu’il n’existait aucun Noir libre dans les colonies de la Couronne. Un des frères de Danemark, Italie, avait été capturé comme esclave marron à Camelot, et le père avait dû lui imprimer quelques marques de fouet sur le dos avant que la loi ne se calme et porte son attention ailleurs. Mais Danemark, lui, ne se ferait pas capturer. Un beau jour il était allé voir son géniteur avec un plan. Ce qui n’avait guère enchanté le père – il ne tenait pas à se replonger dans ses livres de comptes –, seulement Danemark l’avait harcelé avant de se mettre en grève, refusant de s’occuper des livres en cas de désaccord. Le père l’avait renvoyé quelque temps aux champs sous la surveillance du contremaître, pourtant il n’avait finalement pas eu le cœur de laisser perdre les talents du gamin.
Aussi, lorsque Danemark avait eu dix-sept ans, son père l’avait emmené à Camelot, pourvu de lettres d’introduction rédigées en réalité de la main du jeune homme, ainsi l’écriture serait-elle toujours la même. Danemark circulait en se faisant passer pour le commissionnaire d’un propriétaire absent, sollicitant des emplois de comptable et du travail de copie. Certains Blancs s’imaginaient pouvoir le gruger, ils le mettaient à la tâche puis refusaient de lui verser le salaire convenu. Danemark cachait sa colère et rentrait chez lui écrire de sa graphie élégante des lettres à un avocat en se servant encore du nom de son père. Dès que les Blancs comprenaient que le propriétaire de Danemark n’allait pas les laisser l’escroquer, ils se décidaient généralement à payer. Ceux qui restaient sur leurs positions, il les oubliait et ne retravaillait jamais plus pour eux. Un esclave n’a pas trop à se plaindre quand son propriétaire n’est autre que lui-même et qu’il prend sa défense.
Il avait ainsi vécu jusqu’au décès de son père. Danemark, désormais adulte, avait un peu d’argent de côté. Personne ne connaissait son père à Camelot, aussi sa mort ne le gênait-elle pas tant qu’aucun fouinard ne retournait à Savannah vérifier un détail qu’il avait écrit en son nom. Il s’était tout de même inquiété un certain temps. Mais lorsqu’il avait paru évident que tout se passait sans anicroche, il s’était pris peu à peu pour un homme à part entière. Il avait décidé de s’acheter une esclave à lui, une Noire qu’il pourrait aimer et dont il aurait des enfants, à l’exemple de son père.
Il avait choisi celle qui lui plaisait, demandé à un avocat de l’acheter à sa place et s’en était allé la chercher au nom de son père. Mais une fois chez lui, lorsqu’elle avait découvert qui l’avait achetée, elle avait failli s’arracher les yeux avant de s’enfuir comme une dératée en criant dans tout le quartier qu’elle ne serait pas l’esclave d’un Noir. Danemark l’avait poursuivie sans qu’aucun autre résident de Blacktown ne vienne l’aider – il avait alors compris qu’ils le savaient tous libre et qu’ils lui en voulaient pour ça. Cette femme et ses voisins lui avaient appris une chose : ils détestaient leur statut d’esclaves, détestaient tous les Blancs, mais ils détestaient par-dessus tout un nègre libre dans son genre.
Bah, tant pis ! Voilà ce qu’il s’était tout d’abord dit. Mais il en venait à ne plus guère supporter la vue de sa femme, enchaînée au mur du réduit qui lui servait de logement, ni ses imprécations chaque fois qu’il rentrait. Elle n’arrêtait pas de façonner des poupées à son effigie afin de l’empoisonner, et il s’était retrouvé plus d’une fois malade comme un chien. Il n’y connaissait rien en poupées. Il avait consacré chacun de ses efforts à apprendre les secrets des Blancs et il ignorait tout des pratiques des Noirs. Il avait un beau jour compris qu’il n’avait rien. Même s’il abusait les Blancs afin qu’ils le laissent garder le fruit de son travail, il ne serait jamais blanc lui-même. Et les Noirs ne lui faisaient pas confiance parce qu’il ne connaissait pas non plus leurs traditions, parce qu’il se conduisait en Blanc et qu’il avait une esclave.
Finalement il était un jour tombé à genoux devant sa femme en pleurant. Que dois-je faire pour que tu m’aimes ? Elle avait éclaté de rire. Tu ne peux pas m’affranchir, avait-elle dit parce que les Noirs d’ici ne sont jamais libres. Et tu ne peux pas m’obliger à t’aimer parce que je n’aimerai jamais l’homme qui me possède. Et tu ne peux pas me vendre parce que je causerai de toi à mon nouveau maître, sois-en sûr. Tout ce que tu peux faire, c’est mourir quand j’aurai une bonne poupée et que je la tuerai net.
Toute cette haine ! Danemark se figurait que la rage gouvernait sa propre existence, mais ce n’était rien à côté de ce que ressentaient les Noirs. Danemark avait alors compris la différence entre l’homme libre et l’esclave : la liberté efface la haine et rend plus faible. Danemark avait eu de la haine pour son père, pas de doute, mais une haine dérisoire auprès de celle de sa femme pour lui.
Il lui fallait évidemment l’éliminer. Elle avait été explicite, et il était clair qu’elle ne changerait pas d’avis. Ce n’était qu’une question de temps avant qu’elle l’envoie dans l’autre monde, il devait donc se défendre, pas vrai ? Et elle était sa propriété, non ? Elle ne serait pas la première Noire tuée par son maître.
Il l’avait étendue sur le carreau d’un coup de planche à la tête. Il l’avait fourrée ensuite dans un sac et transportée sur les quais. Il comptait la plonger sous l’eau jusqu’à ce qu’elle se noie, puis la ressortir du sac et la laisser flotter afin qu’on ne croie pas à un meurtre. Il l’avait bien maintenue sous l’eau, et elle ne se débattait même pas dans le sac, mais il entendait comme une voix sous son crâne qui lui disait : Tu ne tues pas la personne qu’il faut. Ce n’est pas cette femme noire qui veut ta mort, mais les Blancs. Sans les Blancs, tu pourrais marier cette fille et elle serait libre auprès de toi. Ce sont eux qu’elle veut tuer, eux que tu devrais tuer.
Il l’avait tirée hors de l’eau et ranimée. Mais elle n’avait plus été la même. Peut-être à cause du coup reçu sur la tête, ou à cause de l’eau ingurgitée et du laps de temps passé sans respirer, elle marchait curieusement, avait du mal à parler et ne le détectait plus, et tout ce qu’il aimait en elle avait disparu. Il était un assassin, après tout, mais dont la victime vivait chez lui et portait son enfant.
Oh, Danemark avait sombré dans la tristesse à la suite de ça. Il n’éprouvait plus de plaisir à duper les Blancs. Il bâclait son travail, prenait du retard, aussi ses clients cessaient-ils de l’engager – en s’imaginant bien sûr renvoyer son maître blanc. Les Noirs de son entourage le détestaient aussi à cause de ce qu’il avait fait à son esclave, et il devait rester en permanence sur ses gardes pour les empêcher de lui soutirer des cheveux, des rognures d’ongles des mains ou des pieds, voire sa salive ou son urine. Parce qu’ils s’en seraient servi pour le tuer s’ils avaient pu.
Son fils Égypte devait avoir quatre ans lorsqu’il l’avait placé en apprentissage chez un bourrelier noir. Il avait dû recourir à un ensemble de stratagèmes, bien entendu – le soi-disant propriétaire blanc du gamin voulait qu’on le forme afin qu’il se rende utile à la plantation –, et ça lui coûtait neuf livres par an, ce qui excédait ce qu’il gagnait depuis quelque temps, mais le travail en écritures ne manquait pas et, quand bien même on traitait Égypte comme un esclave, le gamin apprenait un métier et un jour viendrait où Danemark lui révélerait la vérité. Tu es libre, mon garçon, dirait-il ce jour-là. Égypte Vesey, tu n’appartiens à personne. Pas plus à moi qu’à d’autres.
Une fois Égypte parti, sa mère avait perdu sa dernière raison de vivre. Le jour où Danemark l’avait vue boire du vernis, il avait su qu’il lui fallait agir. Toute bête qu’elle était, elle haïssait sa vie et elle haïssait son maître noir. Il la comprenait. Il se vouait peut-être une haine plus grande que la sienne. Lui aussi haïssait tout et tout le monde. La haine le rongeait de l’intérieur.
C’est à cette époque qu’il rencontra Gullah Joe. Joe vint le trouver. Le petit Noir lui surgit soudain sous le nez alors qu’il urinait dans le jardin. Il apparut en un clin d’œil, tenant un parapluie abracadabrant auquel pendouillaient des nœuds bizarres, des bouts de tissu, de fer, d’étain, et une souris crevée. « Arrêter pisser sur mon pied », dit-il.
Danemark n’avait pas grand-chose à répliquer. L’envie lui était passée dès que Gullah Joe avait prononcé sa phrase. Il avait su qu’il devait s’agir du sorcier dont on l’avait toujours menacé. « Tu viens m’tuer, sorcier ? demanda-t-il.
— Pitêt, répondit Gullah Joe. Pitêt pas.
— Vaudrait sans doute mieux que t’hésites pas. Moi je pourrais te tuer, sinon. »
Gullah Joe se fendit d’un grand sourire. « Quoi, tu frapper moi avec une planche, mettre moi dans un sac, noyer moi pour je pouvoir pas marcher et parler normal ? »
Danemark éclata en sanglots, tomba à genoux et supplia Gullah Joe de le tuer. « Tu sais ce que j’suis ! Tu sais que j’suis mauvais !
— Je être pas Dieu, dit Gullah Joe. Vouloir quelqu’un envoyer toi en enfer, aller voir pasteur.
— Pourquoi tu parles drôlement comme ça ?
— Parce que je pas un esclave. Je venir d’Afrique, pas aimer langue homme blanc, apprendre mal et m’en foutre. Nous parler très bien. » Puis il proféra une suite de mots dans une langue étrange. Sa litanie se prolongea, interminable, se transforma en chanson, et il se mit à danser en même temps en s’éclaboussant les pieds de boue gorgée de l’urine de Danemark. Danemark ressentit chacune des éclaboussures comme si on lui flanquait des coups de pied dans les reins. Lorsque Gullah s’arrêta de chanter et de danser, Danemark gémissait par terre, et il perdait du sang au lieu d’urine.
Gullah Joe se pencha sur lui. « Comment te sentir ?
— Bien, souffla Danemark. Sauf que j’suis pas ’core mort.
— Oh, je pas te vouloir mort. Je prendre une décision. Toi plus mal. Boire ça. »
Gullah Joe lui tendit une petite bouteille. Elle dégageait une odeur infecte, mais elle contenait de l’alcool qui convainquit Danemark. Il but toute la bouteille, du moins c’est ce qu’il aurait fait si Joe ne la lui avait pas arrachée des mains. « Tu vouloir vivre toujours ? demanda le sorcier. Finir toute ma médecine ? »
Danemark ignorait ce que c’était, mais la boisson en question fit des merveilles. Il bondit sur ses pieds. « J’en veux encore !
— Tu jamais plus avoir ça encore. Tu aimer ça trop bien.
— Donnes-en à ma femme ! s’écria Danemark. Rends-la comme avant !
— Elle malade dans la tête. Ça pas bon pour la tête.
— Alors, vas-y, tue-moi, sale filou ! J’ai assez de vivre comme ça, tout l’monde me déteste, je m’déteste moi-même !
— Je pas détester toi, fit Gullah Joe. Avoir emploi pour toi. »
À partir de ce moment, Danemark resta avec Gullah Joe. Il dépensa son argent à subvenir à leurs besoins à tous deux et à faire tout ce que le sorcier lui demandait. La moitié de sa journée, il la passait à s’occuper des esclaves nouvellement arrivés dont il rassemblait les noms avant de les ramener à Joe.
L’idée de prendre les noms était venue de l’esclave de Danemark. Elle ne l’avait pas eue pour autant. Mais lorsque Danemark avait loué l’entrepôt et y avait amené Gullah Joe et la femme pour y habiter, le sorcier avait demandé comment elle s’appelait. Elle l’avait regardé et répondu : « Pas savoir, maître. » Rien à voir avec ce qu’elle disait d’ordinaire à Danemark avant qu’elle perde la tête par sa faute. Elle aurait alors dit : « Maître jamais connaître mon nom. Appeler moi comme vous vouloir mais jamais moi dire mon nom. »
Bref, lorsque Gullah Joe avait demandé à Danemark comment elle s’appelait et que Danemark avait répondu qu’il n’en savait rien, on aurait pu croire que le sorcier venait de croquer un grain de poivre, vu la façon dont il s’était mis à sauter partout, à hurler et glapir. « Elle jamais dire son nom ! s’était-il écrié. Elle garder son âme !
— Elle a gardé sa haine, oui, avait fait Danemark. J’ai essayé de l’aimer et j’ai même jamais su lui donner un nom, à part “Femme”. »
Mais Gullah se fichait bien de la triste histoire de Danemark. Il s’était attelé à sa magie. Il avait demandé à Danemark de lui attraper une mouette – une tâche malaisée dont il s’était tiré sans trop de peine grâce au « bâton piégeur » du sorcier. Bientôt les diverses parties de l’oiseau avaient été cuites au four, bouillies, puis amalgamées, recollées, tissées ou nouées ensemble en une cape à plumes que Gullah Joe se jetait sur la tête pour se transformer en mouette. « Pas vraiment, expliqua-t-il à Danemark. Je toujours homme, mais voler et homme blanc voir mouette. » Joe volait jusqu’aux bateaux qui entraient dans le port de Camelot. Il descendait dans la cale dire aux prisonniers qu’ils devaient façonner leur corde-nom avant de débarquer et la remettre au métis qui leur donnait à boire.
« Mettre peur et haine dans corde-nom, leur expliquait-il. Rester seulement paix et bonheur. Je protéger vous jusqu’au grand jour. » C’est du moins la version qu’il répétait à Danemark. Peu de nouveaux esclaves parlaient anglais, il devait donc donner ses conseils dans une quelconque langue africaine. Ou alors il arrivait à communiquer avec eux par le langage des nœuds. Danemark ignorait tout là-dessus – Gullah Joe refusait de lui apprendre la signification et le mode d’emploi des nœuds. « Tu lire et écrire comme causer le Blanc, disait-il. Assez secrets pour homme tout seul. » Danemark voyait seulement que ces gens, mystérieusement, savaient attacher des morceaux de bric et de broc avec des bouts de ficelle, de tissu et de fil, et qu’ils y cachaient leur nom, toujours aussi mystérieusement, auquel ils ajoutaient une marque pour la peur et une autre pour la haine. Quand bien même il n’y entendait rien, Danemark tirait fierté des cordes-noms nouées, car elles prouvaient que les Noirs savaient lire et écrire chez eux en Afrique, mais au lieu de signes sur du papier, ils se servaient de combinaisons de nœuds.
En plus de récolter les noms des nouveaux arrivants, Danemark aidait à retrouver ceux des esclaves déjà en place à Camelot. La consigne se répandit parmi la communauté : il lui suffisait de longer une clôture de jardin avec un panier ouvert pour que des mains noires se tendent et y laissent tomber des cordons. « Merci, disaient-ils. Merci.
— Pas moi, répondait-il. Faut pas m’dire merci à moi. J’suis personne. »
Vint le jour, pas si lointain, où tous les noms des esclaves furent rassemblés, et Gullah Joe chanta la nuit durant. « Mon peuple content à présent, dit-il. Mon peuple heureux.
— C’est toujours un peuple d’esclaves, fit observer Danemark.
— Tout leur haine là-dedans, répliqua le sorcier en désignant le filet ventru.
— Tous leurs espoirs aussi. Z’ont plus d’espoir non plus.
— Je pas pris espoir. Le Blanc pris espoir !
— Sont aussi bêtes que ma femme.
— Non, non. Eux malins. Eux prudents.
— Ben, y a que toi qui sais. »
Gullah Joe se contenta de sourire et de se tapoter la tête. Manifestement, il lui suffisait de connaître, lui, la vérité.
Quelqu’un n’était pas heureux, pourtant : Danemark. Oh, il se réjouissait d’avoir un but dans la vie, de voir les Noirs le regarder avec gratitude plutôt qu’avec dégoût. Mais ça ne ressemblait pas au bonheur. Il avait encore chaque jour sa femme sous les yeux, qui s’affairait à ses tâches ménagères en titubant, en marmonnant des mots qu’il comprenait à peine. Gullah Joe constatait que ses semblables n’étaient plus malheureux. Mais Danemark constatait, lui, que les plus heureux c’étaient les Blancs. Il les entendait parler entre eux.
« Avez-vous remarqué comme ils sont dociles ?
— L’esclavage, c’est le destin naturel du Noir.
— Ils n’ont aucun désir de s’élever au-dessus de leur condition actuelle.
— Ils sont satisfaits.
— Le Noir ne connaît la colère que lorsqu’on lui permet de vivre sans maître.
— Le Noir ne peut pas être heureux sans discipline. »
Et ainsi de suite, dans toute la ville. Des Blancs venaient à Camelot du monde entier, et ce qu’ils voyaient c’étaient des Noirs satisfaits. Ce qui les persuadait que l’esclavage ne devait pas être une si mauvaise chose, après tout. Danemark enrageait. Mais Gullah Joe n’avait pas l’air d’y attacher d’importance.
« Jour d’homme noir venir, disait-il.
— Quand ?
— Jour d’homme noir venir. »
Voilà pourquoi Danemark Vesey lançait aujourd’hui un regard mauvais à Gullah Joe tandis que le vieux sorcier portait le panier de noms à travers le réseau de nœuds qui gardait les lieux. Tous ces esclaves heureux. Danemark Vesey était-il le seul Noir de Camelot à vivre un enfer ?
Gullah Joe ouvrit le filet d’une traction et entreprit d’y verser les nouvelles cordes-noms. À cet instant, des mailles du fond se mirent à céder une à une en claquant, comme si on les coupait. Des cordes-noms s’échappèrent, d’abord quelques-unes, puis par dizaines, enfin tout le filet se vida et les cordes se retrouvèrent en tas sur le plancher.
« Qu’esse t’as fait ? » demanda Danemark.
Gullah Joe ne répondit pas.
« Quelque chose qui va pas ? » demanda encore Danemark.
Gullah Joe, immobile, gardait les mains levées. Danemark se fraya un chemin au milieu du bric-à-brac qui pendait du plafond, en décrivant un cercle jusqu’à ce que la figure de Joe lui apparaisse. Le sorcier était pétrifié comme une statue – une statue comique aux yeux écarquillés, dont les lèvres grimaçantes découvraient les dents, comme les chanteurs et musiciens de ces spectacles horribles que jouaient des Blancs au visage peint en noir.
Il ne s’agissait pas seulement d’un filet qui se déchirait. Quelque chose ou quelqu’un avait taillé dedans et répandu les cordes-noms par terre. Un tel pouvoir avait les moyens de s’en prendre à Gullah Joe, et c’était apparemment ce qui se passait.
Que pouvait faire Danemark ? Il n’y connaissait rien en sorcellerie. Il n’allait pourtant pas abandonner Joe. Ni les cordes-noms, d’ailleurs, car les noms de tous les esclaves de Camelot gisaient ici. Mais si Danemark pénétrait dans le cercle magique que lui avait montré le sorcier, n’allait-il pas à son tour s’exposer à la puissance de l’ennemi ?
Peut-être que non s’il n’y restait pas longtemps. Il courut, sauta et délogea Joe du cercle d’une bourrade. Ils s’étalèrent tous les deux par terre tandis qu’une dizaine de charmes de grande dimension se balançaient et s’entrechoquaient après leur passage.
Rien n’indiquait que Gullah Joe avait souffert. Il bondit sur ses pieds et jeta un regard affolé autour de lui. « Te lever bon d’là ! Un balai ! Un balai ! »
Danemark se remit péniblement debout et courut chercher un balai.
« Deux balais ! Vite ! »
Un instant plus tard, debout à la limite du cercle, ils tendaient les balais à l’intérieur et ramenaient de grands andains de cordes-noms.
« Vite ! s’écria Joe. Lui démonter ton balai si trop lent ! »
Danemark ne croyait pas travailler plus lentement que Joe, mais il s’aperçut alors que le bout du manche le plus près de lui se tenait presque immobile tandis qu’il levait le balai pour récupérer les cordes-noms. À peine s’en était-il fait la réflexion que le manche lui fonça dessus comme une baïonnette, lui rentra dans le ventre juste sous le sternum. Danemark s’écroula comme une masse, le souffle coupé. Il réussit enfin à prendre une grosse goulée d’air et vomit aussitôt.
Quelques minutes plus tard, Gullah Joe se penchait sur lui. « Tu respirer meilleur. Lui pas fait trop mal. Pas voir toi, sinon toi mort.
— Qui donc ? demanda Danemark.
— Tu croire je sais ?
— À t’entendre, tu connais tout.
— Quand savoir, je dire je sais. Lui, sale démon. Se promener comme chien errant, passer par ici, voir tous les noms, démon manger les noms comme viande, comme gâteau, trouver ça bon. Lui venir dans cercle à moi et maintenant prisonnier, pas pouvoir sortir. Alors lui furieux ! Déchirer le filet. Déchirer les noms, tuer moi si pouvoir. Mais je l’arrêter.
— Je t’ai aidé.
— Oui, me faire tomber, très malin.
— Pourquoi tu restes comme ça, sans bouger ?
— Tu voir cheveux à moi avec des nœuds dedans ? Si eux gigoter, lui entrer, casser moi en morceaux. »
Danemark se demandait depuis longtemps pourquoi Gullah Joe se tressait les cheveux avec des rubans et autres bricoles. Ce n’était pas une parure mais une protection – tant que les tresses à nœuds ne gigotaient pas.
« Alors, tes cheveux repoussent le démon ? »
Joe donna une pichenette à ses nattes d’un air fanfaron. « Cheveux repousser démon de moi. » Puis il pointa le doigt vers les charmes qui pendouillaient autour du filet de cordes-noms. « Charmes-là tenir lui dans cercle. » Joe sourit « Lui pris dedans.
— Qu’esse tu veux en faire ? lança Danemark. Tu peux lui demander d’exaucer des vœux, des affaires comme ça ? »
Gullah Joe le regarda comme s’il s’adressait à un crétin. « Tu vivre blanc trop longtemps, garçon, toi bizarre.
— Je m’disais que c’était p’t-être un génie, quelque chose comme ça.
— Pas demander au démon d’aider, aider seulement à mourir, c’est ça aide lui donner. » Le sorcier se mit à rôder, à examiner les charmes suspendus ailleurs dans le local. « Tu prendre celui-là, celui-là, celui-là. »
Danemark, qui était grand, n’eut aucun mal à décrocher les charmes que lui désignait Joe. Ils eurent bientôt formé un nouveau cercle, identique au premier, mais à bien y regarder on n’y voyait pas deux charmes semblables. Un détail sans importance, semblait-il. En quelques minutes ils récupérèrent par terre les cordes-noms et les entassèrent dans un autre filet qu’ils hissèrent au milieu du cercle magique.
« Maintenant personne les revoir, eux à l’abri, pas perdus, personne les trouver.
— Alors on a battu le démon cette fois », commenta Danemark.
Gullah Joe secoua tristement la tête. « Non, lui déchirer une corde-nom. Prendre celle-là, la déchirer, la casser, nom de femme s’envoler quelque part.
— Perdu ?
— Oh, nom de femme essayer retourner chez elle, essayer dur. » Gullah soupira. « Des noms être forts, mais aveugles, pas trouver le chemin. Des noms voir le chemin, mais pas voler, disparaître. Nom-là, fort, malin, peut-être retourner chez elle.
— Quel nom c’était ?
— Tu croire moi dire le nom de femme ? Appeler nom vers moi ? Tu croire moi si mauvais ? Non monsieur. Pas dire nom de femme, prier le nom trouver la fille, être bonne fille. Pourquoi démon choisir elle ?
— Me demande pas, fit Danemark. J’sais pas pourquoi on choisit quelqu’un plutôt qu’un autre.
— Non, choisir elle exprès, lui la connaître. Lui la connaître. Lui marcher dans les rues de Camelot, le démon. Lui peut-être homme, le démon. Peut-être homme blanc. » Gullah Joe sourit « Lui peut-être âme d’homme, prisonnière ici, mais corps ailleurs. »
Danemark réfléchit. Un Blanc, quelque part, dont l’âme était piégée hors de son corps. « Tu crois qu’on devrait l’attraper, p’t-être ?
— Combien moi attraper de lui ici ? demanda Gullah Joe. Âme des Noirs, je prendre nom, prendre colère, prendre tristesse, tout le reste garder dans son corps. Mais le Blanc, combien lui faire sortir, combien donner moi ? »
Il se rendit à sa table où une centaine de secrets attendaient dans des jarres et de petites boîtes. Il ouvrit un premier récipient puis un second, les repoussa l’un et l’autre et finit par trouver une boîte qui renfermait une fine poudre blanche. Il sourit avant d’en saisir une pincée entre les doigts. Il s’approcha ensuite du bord du cercle original qui retenait l’homme-démon prisonnier. Il écarta les doigts et souffla brusquement sur la poudre. La fine poussière blanche emplit rapidement le volume exact du cercle, se répandit en tourbillonnant jusqu’à ses limites mais sans les franchir.
Danemark vit une toute petite lumière, comme un moustique avec une queue de luciole, changer de couleur tandis qu’elle virevoltait à toute allure dans le nuage. « C’est lui ? demanda-t-il.
— Lui puissant, fit Gullah Joe d’une voix où se mêlaient crainte et respect.
— Comment tu sais ça ?
— Toi loin et le voir quand même, non ?
— Sûr que j’l’ai vu. Comme une luciole. »
Gullah Joe éclata de rire. « Toi aveugle ! Lui comme étoile. Étoile brillante. Ennuis dans ce cercle. Lui peut-être sortir. Et après se mettre en colère.
— Alors on fiche le camp, dit Danemark. J’ai pas envie qu’il m’ouvre en deux comme ce filet.
— Pas problème, fit Gullah Joe.
— Tu veux dire que tu peux l’empêcher de s’échapper ?
— Meilleur cercle à moi le tenir. Cercle assez fort ? Pas savoir. Mais pas avoir meilleur, alors… peut-être nous mourir, peut-être nous vivre. » Gullah Joe haussa les épaules. « Pas problème.
— Eh ! j’trouve ça important, moi ! s’écria Danemark.
— Peut-être mieux pour toi partir, fit Gullah Joe en souriant. Trouver maison avec homme les yeux ouverts mais personne dedans.
— Un Blanc ?
— Tu croire Noir casser corde-nom ? demanda Gullah Joe d’un ton méprisant.
— Les Noirs sont pas tous parfaits, dit Danemark.
— Tous les Noirs notre côté à nous. »
Danemark eut un rire gras. « J’t’ai jamais rien entendu dire d’aussi bête depuis que j’te connais. »
Gullah Joe lui jeta un regard étrange. « Moi savoir ça moi savoir.
— Oh, oui, ils sont en ce moment avec toi, Joe, parce que t’as leurs cordes-noms dans un sac, tu leur donnes le bonheur. Mais ça veut pas dire qu’ils sont de ton côté, espèce de couillon. Ils ont tellement peur du maître blanc, ils veulent lui faire plaisir, comme des p’tits chiens. Pour le moment ils disent rien, l’homme blanc pourrait prendre leur âme. Mais ils sont pas de ton côté. Ils sont du côté du maître.
— Tu croire toi seul malin ? demanda Joe d’un ton d’ennui.
— J’ai vu ça des milliers d’fois. Des Noirs trahissent des Noirs, et à chaque coup ils espèrent que l’maître les préférera aux autres esclaves, qu’il les traitera bien. Attends voir.
— Moi faire ça longtemps, beaucoup des années à présent, fit Gullah Joe. Peuple noir savoir ça moi avoir ici, jamais se retourner contre moi.
— Alors comment il a fait, le démon blanc, pour te trouver ? »
À l’énoncé de la question, les yeux du sorcier s’écarquillèrent.
Puis il sourit à Danemark. « Tu montrer chemin à lui.
— Non, répliqua Danemark. J’portais le voile de mémoire que tu m’as fait, j’ai renseigné personne sur toi !
— Lui pas regarder dans tête à toi, voile la vider toute. Démon suivre tes pieds et entrer ici derrière toi.
— Comment tu sais ça ?
— Moi savoir ça moi savoir, répondit Gullah Joe pour la millième fois depuis que Danemark le connaissait. Voir lui entrer.
— Tu mens. Si tu l’avais vu entrer, tu l’aurais dit.
— Moi sentir. Sentir yeux brûlants regarder. Sentir charmes danser, sentir charmes remuer.
— Alors pourquoi tu l’as pas arrêté ? »
Gullah Joe sourit encore. « Peut-être moi croire lui pas trouver cordes-noms. Peut-être moi croire cercle empêcher lui approcher.
— Peut-être toi grand couillon, fit Danemark. Tu savais pas qu’il était ici avant que l’filet commence à éclater. C’est sûrement toi qu’il a suivi à l’intérieur du cercle. »
Gullah Joe réfléchit. « Valoir mieux nous trouver corps à lui.
— Alors tu refuses d’admettre qu’il t’a pris par surprise, fit Danemark avec irritation. Faut que tu continues d’faire croire que tu vois tout, que tu connais tout.
— Pas voir tout. Voir meilleur que toi.
— Quelquefois.
— Toi voir si bien ? Alors sortir et faire marcher yeux, bouche et oreilles, toi trouver où se cacher corps vide homme blanc sans âme. »
Danemark eut un rire amer. « Ça pourrait être tous les Blancs que j’connais. »
Gullah Joe ignora la remarque. « Trouver lui, après nous remettre âme dans corps.
— Tu peux faire ça ? »
Gullah Joe haussa les épaules. « Pitêt.
— Et si ça marche pas ?
— Alors corps à lui mourir, répondit Gullah Joe. Corps à lui pas durer longtemps sans âme dedans.
— Qu’esse tu m’chantes là ? lança Danemark. Tous les esclaves, ils vont aussi mourir sans leur âme ?
— Homme noir toujours garder âme ! répliqua Joe d’un ton impatient. Seulement homme blanc sortir âme comme ça. Si âme pas revenir, corps croire elle morte et pourrir.
— Alors si l’homme sait plus comment revenir, son corps va mourir ?
— Non, corps à lui pas mourir. Corps pourrir, devenir os, après poussière, mais toujours vivant à cause âme plus retrouver corps, jamais rentrer chez elle.
— Alors il se promène, seulement il est déjà mort, fit Danemark. D’accord, mais pourquoi le chercher ?
— Corps pourrir vivant ça trop lent. Lui mauvais. » Gullah Joe sourit et brandit un couteau impressionnant « Mieux valoir sortir lui d’ici.
— Comment, faut tuer son corps ?
— Tuer ? » Gullah Joe s’esclaffa. « Nous ramener corps ici, mettre lui dans cercle. Âme rentrer dans corps, après partir ma maison.
— Ça va pas l’rendre plus fort, de réunir son corps et son âme ? demanda Danemark. Tu veux qu’il se promène partout en connaissant ce qu’on fait ici ?
— Peut-être ça arriver si nous mettre tout corps à lui dans cercle, répondit Gullah Joe en riant.
— J’croyais, d’après toi…
— Nous mettre seulement tête à lui. Après nous tranquilles. Âme devoir entrer dans tête. Mais lui dedans, lui mourir net ! »
Danemark se mit à rire à son tour. « Faut que j’voie ça. » Puis son visage s’assombrit. « Tu sais, ’videmment, que tu parles de tuer un Blanc. »
Gullah Joe roula des yeux. « Beaucoup Blancs. Toi trouver lui. »
*
En début de soirée, Margaret fit le tour du pâté de maisons. À cause de la chaleur elle ne pouvait espérer s’endormir sans avoir pris un peu d’exercice. Et, malgré l’odeur de poisson et de crottin de cheval qui flottait au niveau de la rue, l’atmosphère était moins confinée que dans la maison. Alvin l’assurait qu’un air malodorant restait toujours de l’air et qu’il n’y avait aucun danger à le respirer. Mieux valait la puanteur que la moisissure d’une habitation. Quand il tentait de lui citer toutes les créatures malfaisantes qui occupaient le moindre logement, même le plus propre ou le mieux balayé, Margaret devait le faire taire. Dans certains cas elle préférait ne rien savoir.
Elle s’en revenait en longeant le flanc de la maison lorsqu’elle entendit gémir dans le jardin. Elle n’y vit qu’une seule flamme de vie, une flamme qu’elle connaissait bien : l’esclave du nom de Poissarde. Mais Margaret reconnut à peine la jeune Noire parce que sa flamme avait changé. Qu’est-ce qui différait ? Un tumulte d’émotions : la rage née des insultes qu’elle avait essuyées, la douleur au souvenir de tout ce qu’elle avait perdu. Et tout au fond, là où il n’y avait rien jusqu’alors, Margaret le trouva : le vrai nom de Poissarde.
Njia-njiwa. Le Trajet de la Colombe. Ou la Colombe sur le Chemin. Margaret n’était pas sûre parce que l’idée participait des deux versions. Une colombe aperçue en plein vol dans le ciel qui représente en même temps le chemin de la vie. Un joli nom, auprès duquel la jeune femme gardait aussi l’amour et l’éloge de sa famille.
« Njia-njiwa », dit tout haut Margaret en se plissant la bouche et le nez pour former les syllabes inhabituelles : un N sans voyelle, comme s’il était une syllabe à lui tout seul. Nnn-ji-ya. Nnn-ji-oua. Elle le dit une seconde fois tout haut.
Les gémissements cessèrent Margaret contourna un buisson et découvrit Poissarde – Njia-njiwa – tapie là où les fondations de la maison voisine sortaient de terre. Les yeux de l’esclave s’écarquillaient de terreur, mais Margaret nota aussi que ses mains se contractaient comme des griffes, prêtes au combat.
« Vous approchez pas d’moi », dit Poissarde. C’était une supplication. Et un avertissement.
« Vous avez retrouvé votre nom, dit Margaret.
— Comment vous savez ça ? Qu’esse vous m’avez fait ? Z’êtes une sorcière ?
— Non, non, je ne vous ai rien fait. Je savais que vous aviez perdu votre nom. Comment l’avez-vous retrouvé ?
— M’a relâchée, dit Poissarde dans un sanglot. D’un coup je m’sens légère. Comme emportée par le vent. Pas possible même tenir debout. Je sais mon nom vole en l’air, seulement pas possible le faire venir parce que je l’connais pas. J’ai cru j’allais mourir. Mais il me retrouve et tout me revient. » Poissarde frissonna puis éclata en sanglots.
Margaret n’avait pas besoin d’explication. Elle lisait désormais dans la mémoire de la jeune femme. « Toutes les infamies de votre maître envers vous. Toutes les insultes des Blancs. La vie heureuse auprès de votre mère dont on vous a privée. Pas étonnant que vous vouliez tuer quelqu’un. » Margaret s’approcha davantage. « Et pourtant vous ne l’avez pas fait. Tout ce feu en vous, et vous êtes seulement sortie dans le jardin pour vous cacher.
— Quand elle voir j’ai pas fait mon travail, elle va me battre, dit Poissarde. Me battre dur, mais cette fois j’sais pas si m’laisser faire. Pas très forte, ma’am. J’y prends l’bâton, j’la tape moi aussi. Elle aimer ça, vous croyez ?
— Ça ne lui ferait pas de bien, Njia-njiwa. »
La jeune esclave tressaillit en entendant son nom et se remit à pleurer. « Oh, maman, maman, maman.
— Pauvre petite, fit Margaret.
— Veux pas votre pitié, sale Blanche ! J’nettoie vos saletés comme pour les autres !
— Les braves gens nettoient derrière ceux qu’ils aiment, dit Margaret. Ce n’est pas nettoyer qui vous embête mais d’avoir à le faire pour des gens que vous n’aimez pas.
— Des gens je hais !
— Poissarde, vous préférez que je vous appelle par ce nom-là ?
— Recommencez pas dire mon vrai nom, fit Poissarde.
— Bon, d’accord. Attendez. Et si je disais que je vous ai demandé de m’aider aujourd’hui ? Je donnerais un peu d’argent à votre maîtresse pour la dédommager de vous avoir soustraite à vos devoirs. »
Poissarde la regarda d’un air méfiant. « Pourquoi vous faites ça ?
— Parce que j’ai vraiment besoin de votre aide.
— Pas besoin payer pour ça, fit Poissarde, j’suis esclave, z’avez pas entendu ?
— Je ne veux pas de votre travail, dit Margaret. Je veux votre aide.
— J’ai pas d’aide à donner pour les Blancs. J’ai beaucoup de mal à pas vous tuer tout d’suite.
— Je sais. Mais vous êtes forte. Vous allez retenir vos émotions. C’est bien d’avoir retrouvé votre nom. Comme si vous étiez morte avant et que vous ayez retrouvé la vie.
— C’est pas la vie, ça, dit Poissarde. J’ai plus d’espoir à présent.
— C’est à présent que naît l’espoir. Votre idée, à vous et aux autres esclaves, d’abandonner votre nom, votre colère… c’est plus sûr pour vous, oui, plus facile, mais vous savez à qui elle profite ? À eux. Aux Blancs qui vous possèdent. Regardez les autres esclaves, maintenant que votre colère est revenue. Regardez de quoi ils ont l’air aux yeux du maître.
— J’sais de quoi ils ont l’air. Ils ont l’air bêtes.
— Voilà, fit Margaret. Bêtes et contents.
— J’vais plus avoir l’air bête. Elle va l’voir dans mes yeux j’la déteste. Elle va m’battre tout l’temps à présent.
— Je ne peux pas vous aider de ce côté-là pour l’instant. Je vous rachèterais si je pouvais, mais je n’ai pas beaucoup d’argent. Je pourrais louer vos services, remarquez, et vous ne seriez pas obligée de rester auprès de votre maîtresse jusqu’à ce que vous arriviez à maîtriser vos sentiments.
— J’vais jamais maîtriser ces sentiments-là ! La haine va grossir, grossir tant j’aurai pas tué quelqu’un.
— C’est l’impression que vous avez en ce moment mais je vous assure, dans les autres villes, partout ailleurs, les esclaves n’abandonnent pas leur fierté pour qu’on la cache, ils apprennent, ils observent, ils attendent.
— Z’attendent quoi ? Mourir.
— Ils attendent l’espoir, dit Margaret. Ils n’ont pas d’espoir, mais ils comptent dessus, sur une raison d’espérer. Et puis il existe beaucoup de Blancs comme moi, des hommes et des femmes qui ont en horreur le principe de l’esclavage. Nous faisons tout notre possible pour vous libérer.
— Tout vot’ possible, ça vaut rien. »
Margaret devait bien le reconnaître. « Vous avez raison, Poissarde, je le crains. J’ai essayé de les convaincre avec seulement des mots, mais j’ai peur qu’ils ne changent jamais à moins d’y être obligés. J’ai peur qu’il faille la guerre, une guerre horrible et sanglante entre les colonies de la Couronne et les États-Unis. »
Poissarde lui jeta un regard étrange. « Vous dites des Blancs du Nord, ils veulent se battre et mourir seulement pour libérer les Noirs ?
— Certains, répondit Margaret. Beaucoup d’autres veulent se battre et mourir pour briser les reins du roi Arthur, ou pour montrer que personne ne dicte leur conduite aux États-Unis, et… D’ailleurs, quelle importance, pour quoi ils se battent ? Si la guerre est déclarée, si le Nord gagne, il n’y aura plus d’esclavage.
— Déclarez la guerre, alors.
— Vous la voulez ? demanda Margaret avec curiosité. Combien de Blancs devraient mourir pour que vous soyez libres ?
— Tous ! » s’écria Poissarde d’un ton dégoûté. Puis elle s’adoucit. « Autant il faudra. » Elle éclata encore en sanglots. « Oh, doux Jésus, qu’esse je suis ? Mon âme mauvaise ! Vais aller en enfer ! »
Margaret s’agenouilla devant elle et osa maintenant lui poser délicatement la main sur l’épaule. La jeune esclave n’eut pas de mouvement de recul, réaction qu’elle aurait eue plus tôt. « Vous n’irez pas en enfer, dit Margaret. Dieu lit dans votre cœur.
— Mon cœur à présent plein de meurtre tout l’temps, fit Poissarde.
— Mais votre main est toujours une main de paix. Dieu vous aime pour cette raison, Poissarde. Dieu vous aime parce que vous vous montrez digne de votre vrai nom. »
Le mouvement fut imperceptible mais réel : Poissarde se pencha un peu plus près de Margaret, accepta son contact, puis son étreinte et finit par pleurer sur son épaule. « Laissez-moi rester avec vous, ma’am, murmura-t-elle.
— Suivez-moi dans ma chambre, alors, dit Margaret. J’espère que vous ne voyez pas d’objection à commettre quelques mensonges avec moi. »
Poissarde eut un gloussement qui se termina davantage en sanglot qu’en rire. « Par chez nous, ma’am, quand on a la bouche ouverte, si c’est pas pour manger, c’est pour mentir. »